Accueil A la une Son Excellence Lorenzo Fanara, Ambassadeur d’Italie à Tunis, à La Presse : « Ni l’Italie ni l’Europe ne demandent à la Tunisie d’être un gendarme ou un garde-chiourme »

Son Excellence Lorenzo Fanara, Ambassadeur d’Italie à Tunis, à La Presse : « Ni l’Italie ni l’Europe ne demandent à la Tunisie d’être un gendarme ou un garde-chiourme »

Propos recueillis par Soufiane BEN FARHAT

Juriste et diplomate de carrière, Son Excellence Lorenzo Fanara, ambassadeur d’Italie à Tunis, répond sans détour aux questions de La Presse sur des thèmes aussi sensibles que la migration irrégulière, le discours anti-immigration tunisienne, la montée de l’extrémisme en Italie et le futur des relations tuniso-italiennes. Interview.

Excellence, la Tunisie et l’Italie entretiennent des relations privilégiées depuis des millénaires. Aujourd’hui, cela semble se crisper autour de la question migratoire. Des délégations gouvernementales italiennes de très haut niveau ont rappliqué à Tunis en un temps record. On a l’impression que les questions d’intérêts étroits l’emportent sur les valeurs communes. Qu’en est-il au juste? Quelle est votre doctrine en la matière ?

Les valeurs communes prévalent car la Tunisie et l’Italie partagent les mêmes valeurs et le même destin méditerranéen. En ce qui concerne l’immigration irrégulière, nos deux pays adoptent la même approche, globale et qui ne se limite pas aux aspects sécuritaires, comme il a été rappelé à l’occasion de la récente visite à Tunis des ministres Di Maio et Lamorgese, accompagnés des commissaires européens Varhelyi et Johanson. Le format de la visite a été innovant : la présence conjointe à Tunis de deux ministres italiens et de deux commissaires européens signifie que la question migratoire ne peut pas se limiter aux relations tuniso-italiennes, mais qu’elle concerne toute l’Europe. De plus, l’Europe et l’Italie continuent également à soutenir la Tunisie en encourageant l’investissement et la création d’emplois, à commencer par les régions intérieures les plus défavorisées. Nous avons plusieurs projets en cours et d’autres encore en programmation.

Les Tunisiens ont l’impression que l’Italie voudrait que la Tunisie officie comme gendarme pour participer à cadenasser les frontières européennes et italiennes. Cela engendre frustrations et ressentiment. Pourquoi voudrait-on que les Tunisiens, qui ont accueilli des dizaines de milliers d’Italiens des siècles durant, le plus souvent des réfugiés économiques, jouent les gardes-chiourmes vis-à-vis de leur propre population ?

Ni l’Italie ni l’Europe ne demandent à la Tunisie d’être un gendarme ou un garde-chiourme. C’est hors de question ! Le sujet est complexe et ne peut pas se réduire à un simple slogan. Mais pour abréger, ce que nous demandons c’est d’éviter que les excellentes relations existant entre les deux rives de la Méditerranée soient otage de quelques dizaines de trafiquants d’êtres humains qui exploitent cyniquement la détresse et le désarroi de certaines personnes pour s’enrichir et favoriser l’illégalité. Dans cet esprit, nous avons beaucoup apprécié la visite à Sfax et à Mahdia de Son Excellence Monsieur le Président de la République et son haut leadership pour la légalité et contre les organisations criminelles transnationales. En outre, nous sommes fiers de la présence de centaines de milliers de Tunisiens en Europe et en Italie qui contribuent de manière légale à l’économie de nos pays et font preuve d’excellence quotidiennement dans tous les secteurs. Nous voulons donc préserver et promouvoir les canaux légaux et combattre et éradiquer les voies illégales qui ne sont en aucun cas innocentes. En même temps, la stabilité et la prospérité de la Tunisie nous tiennent à cœur et nous sommes convaincus qu’ensemble, nous pouvons donner de nouveaux horizons et espoirs aux jeunes Tunisiens. 

Il y a un discours anti-immigrés en général et anti-immigrés tunisiens en particulier qui sévit auprès d’une bonne frange de la classe politique italienne. On constate la montée du racisme et de la haine en Europe et en Italie. On se rappelle le geste humiliant de l’ex-vice-président du Conseil des ministres et ministre de l’Intérieur du gouvernement Giuseppe Conte et patron de la Ligue du Nord, Matteo Salvini, à Bologna, contre un ressortissant tunisien, devant les caméras de télévisions mobilisées pour la circonstance. Il l’accusait d’être dealer pour la simple raison qu’il est Tunisien. Ce n’est même plus le délit de faciès, en soi abominable. C’est le « délit de nationalité», encore plus grave !

Les Italiens sont un peuple ayant une grande tradition humanitaire et un sens de la solidarité très développé. Nous avons fait preuve ces dernières années d’un fort sentiment d’accueil des migrants et des réfugiés arrivés sur nos côtes par dizaines de milliers. Je rappelle que l’ancien président de la Commission européenne, M. Juncker, a reconnu que l’Italie avait « sauvé l’honneur » de l’Europe grâce à sa politique d’accueil des migrants. Mais encore une fois, alors que nous sommes prêts à dénoncer tout acte inacceptable de racisme, nous ne pouvons pas tolérer que certains trafiquants d’êtres humains décident qui, comment et quand entrer sur notre territoire au mépris de toute réglementation, tout en créant des tensions loin d’être innocentes. J’appelle également mes amis tunisiens à ne pas tenir compte des déclarations qui ne représentent pas la position du gouvernement italien.

Pourquoi ne pas faire collaborer avec la société civile tunisienne avec ses partenaires dans la société civile italienne, pour des politiques migratoires respectant les droits de l’homme et préservant la dignité des migrants ?

La collaboration avec la société civile tunisienne est intense. Nous avons ouvert des canaux de migration légale, il y a des programmes de coopération au développement d’une valeur de 500 millions d’euros en cours et je peux surtout vous assurer que la mise en œuvre des politiques migratoires italiennes est toujours respectueuse droits de l’homme et la dignité des migrants et en cohérence avec ces derniers. C’est lorsque la vie des personnes est confiée à des personnes sans scrupules que la dignité, et la vie même, sont en danger.

La politique de voisinage européenne me semble tronquée. On tourne le dos à des pays proches, limitrophes, avec un socle d’affinités affirmées au fil des siècles et on privilégie des pays lointains pour des considérations parfois idéologiques ou de pure politique. Un Tunisien est plus proche d’un Italien qu’un Letton ou un Balte. On parle du Canal de Sicile, les îles italiennes sont à des dizaines de km des côtes tunisiennes. Des milliers d’Italiens vivent en permanence en Tunisie. Pourtant, on nous considère comme des voisins encombrants.

Je viens du sud de la Sicile et je me sens très proche des Tunisiens, de votre culture très riche et de votre civilisation millénaire. C’est le même sentiment de proximité que je perçois chez ma femme qui est néerlandaise et qui réussit à apprendre chaque jour de nouveaux mots du dialecte tunisien (avec succès) et de nouveaux plats de la cuisine tunisienne (avec moins de succès…). La Tunisie, qui représente une perle de la démocratie et l’ancre de la stabilité en Méditerranée, doit être placée au centre de la politique européenne de voisinage. C’est notre ligne cohérente de politique étrangère et c’est ce qu’a réaffirmé aussi le commissaire Varhelyi, en invitant le nouveau gouvernement tunisien à partager avec l’Europe sa vision économique et ses projets de relance pour un soutien immédiat au nom de la stabilité et de la prospérité.

L’économie, le commerce, les échanges sont les meilleurs palliatifs contre les conflits et les renfermements. Où en est-on actuellement entre la Tunisie et l’Italie, surtout au lendemain de cette crise universelle du Covid-19 ?

Dès mon arrivée en Tunisie, j’ai voulu accorder la priorité à la diplomatie économique. Jusqu’au déclenchement de la pandémie, nous avons constaté une croissance continue des exportations italiennes vers la Tunisie et des exportations tunisiennes vers l’Italie.

Certes, avec les difficultés générées par le Covid-19, nous nous attendons à une baisse temporaire, mais cela ne nous a pas empêchés de continuer à travailler sur des projets d’investissement, parmi lesquels je voudrais rappeler celui au Sud visant à créer une grande palmeraie de dattes à El Mohdeth.

Je voudrais faire aussi référence à l’action de l’ambassade pour faciliter les interactions entre les start-up italiennes et tunisiennes. L’année 2020 a été consacrée aux jeunes et à l’innovation, avec une série d’événements et de programmes visant à promouvoir l’esprit d’entreprise dynamique tunisien. Je rappelle, à titre d’exemple, le crédit d’aide de 50 millions d’euros accordé il y a quelques mois à la Banque centrale tunisienne pour la création d’une nouvelle ligne de crédit en faveur des PME tunisiennes.

S.B.F.

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